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Comme si de rien n'était

2 Avril 2017 , Rédigé par Philippe Latger Publié dans #Textes

Le train file vers un ailleurs d'avant toi. Au milieu des vignes qu'il nous reste. Au milieu des étangs. Cela s'est fait sur un coup de tête. Je tombe du lit après midi, après une nuit blanche de travail. Décidé à profiter d'une journée sans rendez-vous. C'est le week-end. Et je me l'accorde. Dans mon peignoir, je me fais un café dans la cuisine. La journée est déjà entamée et j'ai l'impression d'un lendemain de cuite. Gueule de bois en moins. Qui me rappelle une période de ma vie qui ne me déplaisait pas. Mes citronniers dans la fenêtre. Je m'installe sur un tabouret de bar avec mon mug et mon ordinateur ouvert sur le mange-debout pour survoler la litanie des chatons, des doigts de pieds en éventail et des plats commandés dans les restos de la veille de Facebook, indifférent, tout à autre chose. Qui pourrait être récitant pour accompagner ce concert ? La musique n'y suffira pas. Malgré la qualité des partitions. Malgré la qualité de l'interprète. Les textes seront plus faciles à trouver que le récitant. Une amie s'est déjà excusée. Elle sera en répétitions à Avignon. Je pense à un ami qui serait parfait mais à qui je n'ose pas demander. Je prends mon téléphone pour poser la question par texto. De façon tellement détournée que je me contente piteusement de lui demander conseil sur le choix des textes, comme s'il allait comprendre entre les lignes que j'avais besoin de lui pour les lire et se proposer spontanément. Sa réponse immédiate me surprend. " Tu es là ce soir ? " Je n'ai pas fini mon premier café ni ma deuxième clope et dois me reprendre, relire pour essayer d'être au clair, en panique. Ce soir, où ? A Paris ?  Tu es là où ? Je réponds prudemment. " Je suis chez moi à Perpignan mais on peut s'appeler. " Le train file vers le Nord, le long de la mer, déchirant les étangs sur sa fermeture éclair de voie ferrée vers Narbonne. Un TER. Qui remonte le temps. Sur un coup de tête.

Les TER pour Avignon. Pour Albi. Le trac au ventre. 15 ans plus tôt. 15 plus tard. Je recompte. Incrédule. Le compte y est. 15 ans. Assis derrière la fenêtre du train, je suis incapable de faire autre chose que de m'émerveiller de cette histoire. M'étonner que cela soit possible. Un peu sonné. Désorienté. Je ne suis plus très sûr d'avoir fêté mes quarante ans. D'être allé vivre à Paris. Je viens juste de rentrer du Québec et le destin m'a pris par la peau du cou comme une chatte prend ses petits pour me porter aux sommets de l'improbable ou du conte de fées. Le Palais des Congrès à Perpignan. L'ascenseur pour la terrasse sur le toit. La chaleur sur la piscine de ce jardin, à Toulouse, où je vis, en stand by, aveuglé de soleil, adaptant ma respiration au tempo régulier des roucoulements des tourterelles. J'attendais quelque chose. Un appel téléphonique. Retour à Perpignan. Une chambre à la Villa Duflot. Suis-je encore dans ce film ? Je regarde mes mains vieillies. J'ai ta bague à mon doigt. A mon index. C'est donc que je t'ai connu et rencontré. L'histoire vers laquelle le train se précipite est plus ancienne. Beaucoup plus ancienne. 15 ans. Je prends un train. Et puis un autre. Pincez-moi je rêve. De quoi le ciel pense-t-il me remercier ? Il doit y avoir une erreur. En quoi avais-je mérité pareil cadeau ? Moi qui m'étais contenté de rêver toute ma vie et de boire l'héritage de ma mère dans les clubs de Montréal. Je me trouvais indigne d'une telle récompense. Je n'avais plus d'argent pour mes voyages transatlantiques et mon train de vie de rock star. J'étais rentré en France la queue basse. Ruiné. Dans tous les sens du terme. Et la chatte de me porter à son maître, fière de son coup, et le maître d'être séduit. De me vouloir. De me garder. 15 ans plus tard, je n'en reviens toujours pas. Le train sort de la gare de Narbonne. Et je ne suis pas certain d'être encore véritablement réveillé.

Ok. Pas de panique. Les cheveux en vrac. Dans mon peignoir. Je balance le mug dans l'évier, ferme l'ordi et file sous la douche pour faire au plus vite quelque chose d'utile. " Mais tu serais prêt à venir ? " Tout à coup, à la lecture du texto qui insistait, une connexion s'est faite enfin dans ma tête. C'était aujourd'hui bien sûr. J'avais complètement oublié cette option. Qui n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd. C'était donc ce soir. Et il ne s'agissait pas de Paris. Le site de la SNCF. Mes doigts fébriles. Aller-retour. Départ. Arrivée. Nouveau texto. " Tu resterais ce soir ? " Je clique sur Rechercher. Il y a des trains. Il y en a un dans deux heures. " Tu veux que je te trouve une chambre (je t'invite!) ? ". 15 ans après. Comment est-ce possible ? Les paysages de l'Emporda. Un magnifique mas près de La Bisbal. Un piano sous les toits. Sur lequel je vais jouer avec émotion. Le port de L'Escala pour dîner. Comme si c'était normal. Comme si de rien n'était. Je lis le SMS. Sur l'ordinateur, je rectifie. Retour le lendemain. Dimanche. Je réponds. " Ok, d'accord ". J'envoie le texto. Je me lance. Je plonge. Un train dans deux heures. Merci de patienter quelques secondes. Sélectionnez votre aller. Passager 1. 26 à 59 ans. Le retour. Ma carte bleue. Les trois chiffres du cryptogramme. " C'est bon, j'arrive à 18h23, repartirai demain matin à 10h16. " J'imprimerai les billets après la douche. Quelque chose d'utile. Au plus vite. Sans réfléchir à ce que l'on fait. Des fringues propres pour le lendemain. Un texto pour expliquer que je pars pour la soirée d'abord. Billets. Passeport. Un deuxième pour expliquer que je pars pour la nuit. J'arrive à la gare. Attention au départ. Tombé du lit. Et je ne suis pas certain d'être encore véritablement réveillé quand j'arrive à destination où un chauffeur m'attend. Il prend mon bagage et m'accompagne à la voiture. Il me conduit à mon hôtel. Comme si c'était normal. Comme si de rien n'était.

Autour de la piscine de Toulouse, j'attends que quelque chose m'arrive. Je m'installe au soleil pour bronzer. Je ferme les yeux et n'entends plus que le bruit de l'eau et les roucoulements des tourterelles. J'ai quitté Montréal. Retour en catastrophe. Retour en France. Et je prépare mon plan en pilote automatique sans penser un seul instant aux chances de réussite. Mes pitoyables chroniques ne valaient pas grand chose. Les textes choisis pour en faire un recueil non plus. Quand j'y pense. Quelle imposture. Quelle suffisance. Et pourtant. Dans ma déchéance, je ne doutais pas un seul instant de mon propre destin. Et il me donna raison. Le téléphone a sonné. Une partie de moi ne croyait pas ce qu'elle entendait, quand l'autre était satisfaite de voir que tout se passait comme prévu. Un aller-retour à Perpignan. Il y a 15 ans déjà. Et j'arrive dans cette ville, où je n'étais pas retourné depuis vingt ans. Avec ta bague au doigt. Pour rejoindre une histoire d'avant toi. Une autre vie. Qui ne me déplaisait pas. Le théâtre. Les musiciens. Le public. La fièvre d'avant-spectacle. Je suis à ma place. Je ne me pose pas de questions. Je ne m'éloigne pas de toi. Je ne retourne pas en arrière. Je me recompose. Je récupère des morceaux de moi que j'avais perdus. Un à un. Pour me retrouver moi-même. C'est allé très vite. Ma nuit blanche. Mon café. Ma cuisine et ses citronniers. Mon texto. La douche. Le TER. Et me voici. J'ai expliqué par téléphone que je rentrerais le lendemain matin par le premier train. Comme si de rien n'était. Comme si c'était normal. En jouant avec ta bague. Avec l'étrange sensation d'avoir trois hommes dans ma vie. Trois hommes que j'aime. Sincèrement. De tout mon être. Sans que cela ne me pose l'ombre d'un problème.

La ville sous mes yeux ne me dit pas grand chose. Ce n'est pas à ce lieu géographique que je suis quand il n'a aucune importance. Je suis dans la nuit. A fumer. Dans ma vie d'avant. Je reconnais les matériaux. Des codes. Des gestes. Je retrouve mes marques. L'excellente literie. Les montagnes de coussins. Les peignoirs blancs nid d'abeille. La déférence et la discrétion du personnel. Le luxe de l'espace. Et je suis dans tous les hôtels où j'ai fumé avec la même sensation. De plaisir et d'indifférence. A Barcelone. A Sydney. A Paris. A Montréal. Loin de mes citronniers. Loin de notre platane. Quand dans l'espace-temps un dysfonctionnement sème le trouble. La seule certitude est que je mourrai avec les hommes que j'ai aimés. Avec ta bague au doigt. Nos lunes et nos chats du Mont des Oliviers. Le bonheur que tu m'as donné. Celui que tu me donnes. Je pense à l'homme avec qui je vis. A celui que j'ai rejoint. 15 ans après. Sans la désagréable impression de tromper qui que ce soit. Et je trouve fantastique d'être capable de ça. Donner à chacun sa juste place. N'oublier personne. Etre fidèle à ceux que j'ai aimés. Fidèle à ceux que j'aime. Les présents. Les absents. Quand je n'ai pas de hiérarchie à faire. Il y a des époques qui se succèdent. Qui finissent par se superposer. J'en suis le résultat. Debout derrière la baie vitrée de cette suite. Je n'ai rien fait de regrettable. Et je suis heureux d'avoir trouvé le bon chemin. Puisque mon comportement ici ne blessera personne. Je ne blesserai ni l'homme avec qui je suis. Ni l'homme que j'ai rejoint. Ni celui que tu es dont je porte la bague. Mon amour. Mon ami. Tout ce que tu voudras. Je pense à un quatrième homme dont je n'ai plus de nouvelles et pour lequel il m'arrive de m'inquiéter. Car en fait vous êtes quatre. Peut-être plus. Qu'il me faut remercier.

Sur le dos, je suis allongé en caleçon. Tu me chevauches. Pour de faux. Et je te regarde dans les yeux. 7 ans après. C'est bien ça ? 7 ans ? Je recompte. Incrédule. Je ne veux perdre personne de mon parcours. Ne rien perdre de tout ce que j'ai vécu. Et je souris dans ton regard que je retrouve intact. Emerveillé de pouvoir encore le voir briller de mes propres yeux. Vieillir est décidément bien étrange. Et pour l'instant plutôt chose agréable. Lorsque je peux encore saisir tes cuisses. Te sentir sur moi. Contre moi. Le temps est une farce. Il faut que je prenne celui de réfléchir à ce que l'on met exactement dans le mot chronologique. Que je ressens ici comme un parti pris. Je vieillis. Heureux de constater que l'on peut aimer plusieurs personnes sans pour cela être obligé de blesser l'un ou l'autre. De tromper. De trahir. Sans pour cela être obligé de se sentir coupable. Quand on peut choisir de ne rien abandonner. Quand on peut garder l'amour de ceux que l'on aime, l'accepter sans menacer quiconque, et que la place existe pour en accueillir d'autres. Certains se posent en candidats et ne m'effraient pas vraiment. Quand je n'exclus rien. Pas même de tomber amoureux. Même si je le suis déjà. Même si je le suis encore. Le train m'a ramené dans une ville dont je ne me sens plus prisonnier. L'incursion dans mon passé m'a rappelé d'où je viens. Par où je suis passé. Je me fais un café dans la cuisine comme si elle n'avait pas eu lieu. Comme si j'étais encore dans la cuisine de Toulouse à observer la piscine par la fenêtre au-dessus de l'évier. 15 ans plus tôt. 15 ans plus tard. Ma bague me situe dans le temps. Je sais que je suis l'homme qui t'a rencontré, 7 ans plus tôt, 7 ans plus tard, qui t'avait attendu toute sa vie, qui t'a aimé comme personne, puisque tu m'as offert cette bague et que je la porte à l'index. Indifférent aux citronniers, je suis ailleurs. Avec les hommes que j'aime. Que je n'ai jamais cessé d'aimer. Mes amis. Mes amours. A la chance que j'ai de vous avoir connus, je peux mourir tranquille. Comme si de rien n'était. Certain, enfin, d'être véritablement réveillé.

Philippe LATGER / Avril 2017

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