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Les Adirondacks sur la Têt

27 Septembre 2017 , Rédigé par Philippe Latger

La route sort du village, creuse le flanc du coteau, pénètre une zone boisée, inattendue, qui tranche avec le paysage de galets d'une vallée de la Têt plutôt aride. Ici, c'est vert. Et l'on se croirait sur Garonne. Cela ne durera pas longtemps. Mais la boucle de la route traverse bel et bien une ambiance de fougères et de champignons, de sous-bois moussu et vermoulu, qui sent la terre mouillée et l'humus de l'automne. Exotique pour nos terres de caillasses et de vignes. De sécheresse et de tramontane. Mais l'autobus ne se démonte pas et s'engage dans son tunnel de verdure. Je suis assis et je regarde, l'épaule contre la vitre, défiler un paysage où la main de l'homme semble n'avoir rien travaillé. Lorsque soudain, quelque chose m'échappe. Une apparition. Que je n'ai pas le temps de concevoir. Une maison. Dans son bosquet. Au bord de la route. Qui entre dans la grande fenêtre de l'autobus pour en sortir aussitôt. Nous allons à Ille. Le chauffeur ne fera pas demi-tour ni marche arrière. Je n'ai pu retenir cette image. Qui a rompu la monotonie du bois et des feuillages comme un flash. Une image brûlée sur la pellicule du film. Ou bien une erreur au montage. Quelque chose qui n'aurait pas dû être là. Cette maison.

Nous sommes sortis de ce méandre incongru de végétation toulousaine pour retrouver les lumières méditerranéennes et l'aridité roussillonnaise dans toute sa violence. Ma normalité. Pour progresser vers notre destination. Et je repense à ce que je viens de voir. J'essaie de me concentrer pour en retrouver le détail comme lorsqu'on cherche au fond de son cerveau avec agacement ce rêve que l'on sait avoir fait, juste là, à l'instant, au réveil, et dont on ne parvient pourtant pas à se rappeler. La sensation de ce que cette vision a provoqué était sans doute plus forte que la vision elle-même. Une maison. De type Années 50. Ma sorcière bien aimée. Vous voyez ? Jean-Pierre. Samantha. Tabatha. Du bois et de la pierre. Des lignes parallèles. Terrasse. Toit terrasse. Parfaitement alignés. De ces maisons que dessinait mon père sur son agenda à la bille, dans la voiture, quand il attendait ma mère devant la maison de ses futurs beaux-parents pour l'emmener dîner au restaurant ou chez des amis. Elles se ressemblaient toutes et étaient toutes différentes. Lundi. Mardi. Mercredi. Un croquis à chaque page. Les Années 50. La maison était typée. Du Frank Lloyd Wright démocratisé. Fallingwater sans la cascade. C'était déjà en soi une apparition. Mais je me concentre encore. Car la maison était le décor d'une scène et non la scène elle-même. Qu'était-ce donc ?

J'ai retrouvé mes haies de cyprès, mes platanes, mes pêchers, mais cette vision continue son chemin avec moi, à me perturber et me poser question. Elle était seule. Assise à une table devant une tasse de café. Sur la terrasse. En robe de chambre. Au bord de la route. Il y avait bien les deux lignes parallèles du sol et de l'auvent, et une troisième parallèle entre les deux qui était celle de la table. Et bien au milieu de la table, seule, face à moi, cette dame était assise. Les avant-bras sur la table. Le dos bien droit. Ses deux mains jointes sur la tasse. Ce n'était peut-être pas du café. Mais nous étions le matin. Et cela ressemblait fort à un petit-déjeuner. Nous n'étions plus en Roussillon mais en Amérique. Un tableau d'Edward Hopper. Là. Jaillissant dans la courbe d'une route en pleine vitre de mon autobus. Quelque chose d'une tristesse infinie. Mais de ces tristesses qui inspirent plus la curiosité que la pitié. Une solitude assumée. Ferme. Austère. Une dame qui vient de se réveiller. Pas tout à fait réveillée. Soixante ans peut-être. Ni coiffée. Ni maquillée. En robe de chambre. Qui boit son premier café sur sa terrasse. Au bord de la route. A la vue des passagers de mon autobus. Impassible. Bien au milieu du tableau. Bien droite. Qui se concentre peut-être pour chercher au fond de son cerveau avec agacement ce rêve qu'elle sait avoir fait, juste là, à l'instant, avant de se réveiller mais dont elle ne parvient pas à se rappeler.

Je ne suis pas sûr qu'elle ait fait attention à notre autobus. Notre passage ne sembla provoquer aucune réaction. Comme si elle était habituée. Ou comme si elle dormait debout. Enfin, assise. A chercher de quoi elle rêvait à l'instant. Son café chaud entre les mains. Bien au milieu. Droite. Face à la route. Dans son paysage verdoyant de forêt de Pennsylvanie. Le cadre était déjà une anomalie sur le trajet. Celui de ce décor boisé. Le cadre dans le cadre en était une autre. La maison Années 50 parfaite pour les sarcasmes d'Endora et les meubles scandinaves. Les verres à whisky et le tabac à pipe. Mais c'est sa silhouette et son absence qui ont arraché mes rétines au passage. L'impression. Dans le mouvement. De cette solitude qui n'est peut-être pas celle d'une vie mais celle du seul réveil. De cette misère qui n'est peut-être pas celle d'une condition mais celle de ses difficultés à se rappeler de ce putain de rêve qu'elle était pourtant sûre d'avoir fait à l'instant et qui ne lui revenait pas. Elle en avait l'impression comme j'avais l'impression qu'elle en avait l'impression. Et je déboîte des poupées russes au point que je me demande si ce n'est pas moi qui l'ai rêvée dans un micro-sommeil, qui ai rêvé qu'elle avait sa tasse de café dans les mains et son rêve sur le bout de la langue, et qu'elle était plantée là, au milieu de nulle part, au milieu de sa table, parallèle à son toit et à sa terrasse, assise bien droite entre les deux, dans sa robe de chambre, dans sa débauche de fougères, de troncs moussus et de terre mouillée.

J'arrive sur le Foiral et dois me débarbouiller. J'ai un rendez-vous. Sortir du sommeil du voyage. Et de cette image qui s'est flanquée comme un hameçon dans ma conscience. Le bus ne roulait pas vite. Mais enfin. Cela a duré deux secondes. Pas une de plus. Le temps de voir. De comprendre ce que je voyais. Comme une distorsion de l'espace-temps. Et nous sortions déjà de cette boucle boisée pour retrouver les paysages familiers du Roussillon, de la vallée de la Têt. La dame et son café étaient déjà loin. Pour peu qu'elle ait existé. Que je l'aie vraiment vue. Que je ne l'aie pas inventée. Elle et son décor de Saloon. Au bord de la route. Comme une femme de cowboy sur sa balancelle. Une serveuse de snack pour routiers avant le service. Une patronne de motel au beau milieu du Maine. L'Amérique profonde de Stephen King. Le Colorado. Les Rocheuses. Ou les Adirondacks sur la Têt. Mon autobus est un Greyhound. Et la dame boit son café tranquillement sur sa terrasse après avoir assassiné sauvagement son mari et ses enfants. Le début d'un bon film d'horreur. Ou bien la lassitude des personnages d'Edward Hopper que l'on imagine s'imaginer ailleurs que là où ils sont.

 

Philippe Latger / Septembre 2017

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